L'École Normale Supérieure en 1908

Leur causerie les avait attardés. Quand ils arrivèrent au réfectoire, le dîner était commencé depuis quelque temps. En franchissant la porte, ils ne reconnurent pas le bruit habituel. Pourtant les trois promotions étaient là au complet, les littéraires dans la moitié droite de la salle, les scientifiques dans la moitié gauche. Dix à douze par table. À droite, des vestons luisants; beaucoup de visages peu colorés, de bustes étroits. À gauche, des blouses crasseuses; des peaux plus rouges; quelques carrures de costauds; plus d'une trogne de pharmacien de campagne. Partout, des tignasses dépeignées et des pantoufles. Donc le nombre et l'aspect y étaient. L'odeur aussi, odeur de sauces, et de jeunes mâles. Non le bruit. Ce n'était plus ce gros roulement de rivière, ou la vaisselle tinte, dans le courant des voix. Il y avait, dans la rumeur, des inégalités, des sursauts, des pauses; un silence total d'un quart de seconde, qui donnait une agréable anxiété; parce qu'au lieu d'avoir devant soi un simple grouillement d'êtres, rassurant comme un spectacle naturel, tranquille comme de l'herbe qui pousse, on croyait sentir un groupe tâter son pouvoir sur lui-même, une volonté faire un coup d'essai.

Au moment où ils allaient s'asseoir, Caulet quitta sa place, s'approcha d'eux:
— Vous allez vivre une minute solennelle; il y a des chances.
— Qu'est-ce qui se passe?
— Ceci d'abord, qui confond l'imagination. Figurez-vous que nos thalas, dans l'état où je les avait mis, sont allés chercher des thalas scientifiques, pour leur faire constater la panne de lumière. [NDLR: suite à une forte chute de tension dans le circuit d'éclairage, Caulet a persuadé quelques talas que c'est la faute de l'Intendance, qui achète au rabais du courant de mauvaise qualité, par sordide économie.] Les autres sont venus, ont vu, n'ont rien compris. Preuve qu'un physicien, touché par la superstition, devient aussi stupide en face d'une ampoule électrique qu'un homme des bois. Bref, tous ces jobards sont entrés en ébullition contre le Pot — qu'hier encore ils appelaient M. l'Économe. Ils ont propagé un esprit d'émeute, que je me suis gardé de contrarier. Comme le Cacique général, sans être un pur thala, a des sympathies obscurantistes, et que par chance le ragoût, ce soir, a une franche odeur de tinettes, nous sommes, messieurs, à l'instant qui précède un "Quel Khon au Pot". Simplement.

Jallez et Jerphanion, à cette nouvelle, affectèrent une indifférence blasée. Mais ils entrèrent eux aussi dans l'excitation de l'attente. On leur annonçait le premier "Quel Khon au Pot" de leur vie de Normaliens. Ils avaient beaucoup entendu parler de ce rite légendaire, sans oser espérer en être les témoins avant des semaines, ou peut-être des mois. Le "Quel Khon au Pot" est une manifestation d'une gravité exceptionnelle, que fomente le mécontentement de la masse, mais que peut seul déclencher le Cacique général, chef de la plus ancienne promotion de lettres. Et le Cacique général, quelle que soit sa propre vivacité de caractère, ne lâche pas cette foudre sans avoir réfléchi. Il se sent un peu la responsabilité d'un pape sur le point de lancer une bulle d'excommunication, ou d'un lieutenant de dragons, un jour d'émeute, qui va commander un feu de salve.

Jallez et Jerphanion observaient, à plusieurs tables de distance, le Cacique général Marjaurie: une grosse face barbue; un front assez haut; d'épaisses touffes de cheveux noirs; des yeux noirs aussi; un sourire indécis du côté de la bouche, et du côté des yeux tournant a l'inquiétude. Candidat à l'agrégation d'histoire, il avait, le printemps précédent, préparé la licence de droit en quinze jours. Quant il serait débarassé de l'agrégation, le doctorat en droit lui demanderait trois bonnes semaines. On lui prêtait des ambitions politiques. Un ministre, disait-on, le prendrait comme chef de cabinet. Quelques années plus tard, il trouverait tout chauds, dans le pays de sa famille, un poste de directeur de journal et un siège de député. [...]

Soudain, il se fit des "chut". Puis un silence religieux. L'École, ventre à table, et mécontente du ragoût, comprit que le Cacique général allait fulminer enfin la colère des trois promotions.

Marjaurie, qui avait la voix ronde et chaude, énonca d'abord, amplement:
— Messieurs, un Quel Khon au Pot!
Puis:
— Un, deux, trois.
Alors, les deux syllabes rituelles, proférées par les cent cinquante jeunes hommes, chacune des deux avec la même force, et sur un rythme aussi lent qu'un pas de parade, "Quel... Khon!" formèrent deux hurlements successifs ou plutot deux énormes coups de gong, que continua un fracas de grosses assiettes de bistrot jetées à toute volée contre le sol; bruit si nourri et si prolongé que même ceux qui avaient crié le plus fort se demandaient avec un rien d'anxiété combien durerait le délire de leur propre multitude.

Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, livre 3, chapitre 3.